Ambroise Tézenas
Photographer
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En quête du village de Paul Strand

Regards du Grand Paris #5 - Atelier Médicis / Cnap

Les Regards du Grand Paris #5 - Atelier Médicis / Cnap

Last year, as part of a national commission from the @cnapfr and the @ateliersmedicis, I started to follow the steps of Paul Strand on the Grand Paris territory.

Shot in analog 8x10. Platinum Prints 8x10 by Christophe Batifoulier

 

Carnet de route / extraits

Au départ, il y a cette envie de s’arrêter un instant pour questionner la photographie. Un flot incessant d’images sur nos écrans comble le vide par le vide. Des images partout, trop d’images, trop d’expositions où la scénographie prend le pas sur la matière première, c’est l’overdose. On ne regarde plus, les images devenues consommation de masse tarissent nos imaginaires. Ça veut dire quoi être photographe en 2022 ? J’appartiens à cette époque où les images latentes mettaient quelque temps pour passer de l’invisible au visible. Le métier de photographe fascine et pourtant il n’a jamais été si précaire. Les écoles sont pleines de jeunes aspirants qui en oublient les fondamentaux, biberonnés au faire-savoir plus qu’au savoir-faire.
Moi je connais ma chance, celle d’en vivre, alors je joue l’enthousiasme devant mes commanditaires, mais, au fond, cette passion s’est émoussée. Si je ne suis pas certain qu’elle disparaisse un jour, il est urgent que je l’aborde différemment. Je veux m’essayer à une autre grammaire, une chambre toujours, mais plus grande. Et en noir et blanc, que j’ai laissé de côté il y a plus de vingt ans. Je suis passé au labo voir Christophe Batifoulier, qui développait mes premiers 20×25, c’était alors la première fois que j’ai pu admirer sur une table lumineuse la préciosité d’un tel support. La photographie comme un objet, une trace bien réelle, concrète d’une fraction de seconde. Adepte de la chambre depuis trente ans, j’ai cet attachement pour le film, des boîtes, des classeurs, des négatifs, autant de traces d’un chemin parcouru. Je sais, tout cela n’a pas beaucoup de sens. Le conflit argentique versus numérique est absurde. Une photographie est un tirage, un point c’est tout. Peu importe le procédé. Mais avec la chambre, il y a autre chose. La chambre grand format impose un certain nombre de contraintes, c’est cela qui me plaît. Le poids, l’obligation du trépied, le peu d’images possibles par jour. En un mot, la lenteur. Je me souviens d’une discussion avec Joel Meyerowitz à la Maison européenne de la Photographie (MEP) lors de sa rétrospective, en 2013. J’étais venu lui exprimer toute l’admiration que j’ai pour son travail. Il me raconte alors qu’il avait cherché l’après-midi même à prendre des photos dans les rues de Paris mais que, maintenant, c’est devenu bien difficile.
« I pointed my camera toward a woman, she said no-photo!... I told her to fuck off » (« J’ai pointé mon appareil vers une femme, elle a dit “Pas de photo !”, je lui ai dit d’aller se faire voir »).
Soixante-quinze ans, toujours alerte, prêt à en découdre alors qu’il n’a plus rien à prouver. J’adore.
J’ai une admiration particulière pour ces longs parcours, ces vies entières de photographes qui nous racontent des époques à travers des regards singuliers. Paul Strand, avant Meyerowitz, en est sans doute l’un des plus beaux exemples, une vie à questionner la photographie, découverte à l’adolescence. Lewis Hine comme professeur, Alfred Stieglitz comme ami, à lui seul Paul Strand incarne l’histoire de la photographie. Au crépuscule de sa vie, malade, il écrivait :
« It seems to me I could go on for another fifty years. I have no hesitation in saying that I would be very busy » (« Il me semble que j’aurais pu continuer cinquante ans. Et je peux affirmer sans hésitation que j’aurais été très occupé »).

 

 

 

Ambroise Tézenas - 1

018. Le Jardin de Paul Strand à Orgeval, 18 janvier 2022
 
La propriétaire n’est pas celle qui a racheté la propriété en 1976 mais dans les années 1990. Cependant, elle connaît vaguement son fameux précédent propriétaire, car son gendre lui a offert un de ses livres, en revanche elle ignore tout des photographies réalisées à l’époque avec le jardin pour sujet. Jardin dont il ne reste rien. Un garage construit à droite en entrant, une piscine au fond à gauche et une pelouse qui a remplacé la nature sauvage. Étrange impression de se savoir au cœur d’un terrain de jeux qui a tant inspiré un des maîtres de la photographie et duquel ne subsistent que les murs d’enceinte. Illustration flagrante du temps qui passe. Le vrai jardin de Strand, projeté hors et de l’espace et du temps, est invisible.
La propriétaire me laisse seul. Je photographie un trampoline, une vue large du jardin et la piscine en hivernage. Je cherche un arbre, une plante qui aurait pu résister au saccage du paysagiste appliqué, photographie de près l’écorce d’un arbre que Strand aurait pu connaître jeune pousse. Je me force un peu, convaincu que je n’y reviendrai pas et qu’un pan de l’histoire de la photographie s’est joué ici. Je suis là avec ma 20×25, un peu intimidé, et pense à la Femme aveugle (1916) et à la photo de Wall Street (1915). Je regarde les fenêtres du premier étage de son atelier, où, au retour de ses voyages, il a pensé des livres comme La France de profil, Un paese (1955, texte de Cesare Zavattini) ou Living Egypt (1969, texte de James Aldridge), et desquelles il observait avec tant d’acuité le rythme des saisons.
« En fin de compte, toute ma vie j’ai exploré le monde au seuil de ma maison. Le monde de l’artiste est sans limites, il se trouve partout, loin ou à quelques pas de chez lui », disait-il.

Ambroise Tézenas - 2

030. Les Mains du Dr Jacques Forin, Orgeval, 2 février 2022
 
Jacques Forin a quatre-vingt-quatorze ans, en 1957 il venait de s’installer à Orgeval comme médecin libéral. Nous buvons un café, je l’enregistre pour ne rien perdre de cette rencontre.
« Au début je n’avais pas beaucoup de clients, ce n’était pas comme maintenant, c’était la guerre, avec un confrère qui roulait en Cadillac et moi je roulais en 2 CV et j’arrivais pour prendre sa clientèle. Paul et sa femme Hazel étaient parmi mes premiers patients. On se voyait beaucoup au début dès qu’ils avaient des bricoles, c’était sympa. Je ne sais pas pourquoi ils m’ont choisi, il ne devait pas trop aimer le faste de l’autre, peut-être parce que Strand était communiste.
C’était un type charmant. Moi je l’appelais le milliardaire communiste. Je pense qu’il avait un certain pécule, il me paraissait impressionnant, il voyageait dans le monde entier. Et quand il allait dans un pays, il achetait toujours une voiture, car il me disait que quand on arrive dans un pays il faut toujours avoir la voiture du pays dans lequel on est. […] »
 
Ils sont touchants tous les deux, Josyane, si bienveillante envers son mari, l’aidant à se souvenir. Je demande si je peux le photographier, la lumière tombe déjà en ce milieu d’après-midi. Je photographie son visage et ses mains, marqués par le temps, puis repars vers Paris, en les remerciant pour cette rencontre. C’était émouvant de pouvoir saluer cet homme âgé à la mémoire vive qui soigna, il y a plus de cinquante ans, Paul Strand, veillant sur lui jusqu’aux dernières années de sa vie, quand ce dernier souffrait de la cataracte et d’un cancer qui le rongeait. Le 31 mars 1976, il s’éteignit à son domicile. Il avait quatre-vingt-cinq ans.

Ambroise Tézenas - 3

042. Avenue des Jansénistes, Le Mesnil-Saint-Denis, 14 avril 2022
 
Je me suis promené, il y a quelques années, dans la résidence Le Parc de Lesigny, lors d’un autre projet, six cents pavillons de banlieue implantés en série dans des lotissements ouverts à l’américaine. Le village idéal au sens premier du terme pour nous autres Européens élevés à la culture américaine.
Aujourd’hui, je pars découvrir le village Levitt du Mesnil-Saint-Denis, dans les Yvelines, premier projet du promoteur américain. Comme à Lésigny, l’impression est assez saisissante, ça sent la suburb américaine à plein nez et sa clientèle de cadre supérieur. Les rues sont propres, les jardins bien entretenus et le dispositif « voisins vigilants » est affiché sur les lampadaires. Peu de monde dans les rues, ce qui m’évoque un Truman Show : des ouvriers sur une toiture, un homme qui tond sa haie, un autre qui promène son chien. Le voisin vigilant veille mais ne surveille pas.
Avenue des Jansénistes, j’engage la conversation avec un retraité qui taille ses rosiers. Il vit ici depuis des années, il aime son quartier mais le trouve trop calme, la vie lui manque alors, de temps en temps, il va à Paris pour marcher dans les rues.

Ambroise Tézenas - 4

050. La Peugeot 203 du bois de Vincennes, 20 juin 2022
 
Un peu plus au sud, route du Grand Prieur, la carcasse d’une vielle Peugeot 203 paraît échouée au milieu d’une installation florale. Remplie de terre, je doute un peu des talents artistiques du jardinier, pour autant il faut reconnaître qu’il est allé au bout de son idée loufoque. La terre déborde de l’épave ensevelie avec des fleurs plantées par endroits. Voiture phare des années 1950, c’est une contemporaine de Paul Strand qui sert de bac de fleurs. Oui, mine de rien, il me poursuit toujours.

Ambroise Tézenas - 5

052. Le Mesnil-Saint-Denis, 14 avril 2022
 
En repartant, je m’arrête dans le quartier du Mesnil nouvellement construit, décor sans charme de ville moderne en lisière des champs. Je pose ma chambre au coin d’une rue, au loin une échelle dressée contre une maison et deux ouvriers attirent mon attention. Bien que je sois rapide, le temps de m’installer, ils ont disparu. Quelques minutes plus tard, une jeune femme et son petit chien en laisse traversent au premier plan sur un passage piéton.
 

Ambroise Tézenas - 6

056. Quai du Petit-Gennevilliers, 21 juin 2022
 
Je retrouve la Seine à Argenteuil et traverse le pont en travaux, j’arrive ici dans un sanctuaire de l’impressionnisme mais, à part la Seine, qui, fidèle, coule, on est bien loin du tableau de Claude Monet vu depuis le quai du Petit-Gennevilliers. À l’époque, entre 1850 et 1893, cette partie de la Seine entre le pont d’Argenteuil et le pont de Bezons était le haut lieu de la voile de la région parisienne. Gustave Caillebotte y acheta une propriété, où Pierre Auguste Renoir et Monet venaient régulièrement poser leurs chevalets. Aujourd’hui, ce petit coin de paradis paisible et bercé par les méandres du fleuve est le site de l’usine Safran, qui fabrique des pièces de moteurs d’avions civils et militaires.
La haute grille du parking est ouverte, j’entre dans l’enceinte, au milieu des voitures, un bâtiment isolé aux portes et aux fenêtres condamnées résiste. Dans son livre Le Pont de Bezons (2020), Jean Rolin imagine qu’il s’agit ici de la maison de Caillebotte. Discrètement, si tant est que l’on puisse l’être en montant une chambre 20×25 sur un trépied, je photographie depuis un coin en veillant à ne pas être dans l’angle des caméras de surveillance.

Ambroise Tézenas - 7

057. Depuis la rue d’Aubervilliers, Paris, 14 juin 2022
 
Avenue de Flandre, rue de Crimée, je me dirige vers la porte d’Aubervilliers. Un peu avant le périphérique, un point de vue en hauteur depuis la rue d’Aubervilliers donne à voir un ensemble d’immeubles flambant neuf, juste derrière la station Rosa-Parks. En contrebas, sur la gauche, les nouvelles lignes de tramway et leurs pelouses vertes aux airs de green de golf, qui vont si bien avec les constructions modernes. À gauche, derrière de hauts barbelés, des voies de chemin de fer laissées à l’abandon, où la nature reprend ses droits. Le contraste est saisissant avec les imposants bâtiments en second plan.
 

Ambroise Tézenas - 8

059. Lac des Minimes, bois de Vincennes, 4 octobre 2022
 
Sur le GPS de mon vélo, j’ai tapé Pomponne, en Seine-et-Marne, à trente-cinq kilomètres du centre de Paris. Je sors par la porte de la Chapelle, si la grisaille ne sublime pas la ville, les silhouettes des arbres au loin près du fort de Vincennes me motivent à emprunter de nouveau les étroits sentiers du bois. Tout au nord du lac des Minimes, près de la Confiserie du Lac, les barques sont rangées en cercle, ça sent l’automne, même le début de l’hiver.
 
Il arrive parfois que le sujet photographié soit en harmonie avec la lumière, en ce sens que les deux racontent une même histoire. C’est le cas ce matin, ce gris m’accorde un droit à la mélancolie et à la tristesse. J’y crois à cette photographie, il se passe quelque chose. Pour être certain qu’elle existera bien, je fais deux plans-films – très légèrement différents –, ce qui m’arrive rarement.
C’est bon, je peux poursuivre ma route, cette journée n’est pas perdue.
 

Ambroise Tézenas - 9

065. Rue Guy-le-Rouge, Rochefort-en-Yvelines, 5 septembre 2022
 
Je passe Limours, cherche une boulangerie ouverte en ce lundi, mais la place du centre-ville est déserte et les commerces sont fermés. À Rochefort-en-Yvelines, j’admire la vue de ce petit village médiéval depuis l’église, située à flanc de colline. Du cimetière, j’hésite, mais je suis monté ici sans trépied ni appareil. Est-ce que ça vaut l’aller et retour pour une vue plus illustrative qu’autre chose ? Le soir, revenu chez moi, je regretterai de ne pas l’avoir fait.
En quittant la ville, rue Guy-le-Rouge, un cheval fatigué est immobile dans son enclos sommaire, au bord de la route. Ce n’est pas un champ, plutôt un bout de potager quelque peu délaissé près d’une maison assez insignifiante. J’attends de voir s’il se passe quelque chose dans la lumière ou dans l’action. Il se couche péniblement en soufflant, il n’a pas l’air très en forme. Finalement, le cheval recule pour boire, il reste face à un mur de briques comme prostré ; triste vision.

Ambroise Tézenas - 10

070. Bureau de vente au sud de La Coudraie, 27 juin 2022
 
L’immense chantier du futur camp d’entraînement du Paris-Saint-Germain à Poissy, proche du hameau de Poncy et de la forêt de Marly, sort de terre. Les travaux avancent vite, au milieu des grues, des terrains jamais foulés au vert immaculé commencent à remplacer les anciennes terres agricoles, soixante-quatorze hectares de terrains bordés par les autoroutes A 14 et A 13, où seront installés dix-sept terrains de foot. Un projet qatari de trois cents millions d’euros.
Au sud de La Coudraie, une sorte de maison témoin qui vante les projets immobiliers à venir semble être plus ou moins délaissée. Les panneaux sur lesquels la ville nouvelle en 3D se dessine, avec de petits personnages, en recouvrent les murs. Mais les panneaux se décollent, laissant voir du contreplaqué.
 

Ambroise Tézenas - 11

072. Récolte entre Barbizon et Chailly-en-Bière, 15 septembre 2022
 
Objectif : descendre plus au sud. Bois-le-Roi, Fontainebleau, je suis en voiture. J’erre sans succès puis échoue par hasard à Barbizon, lieu mythique de la peinture pré-impressionniste.
Entre Barbizon et Chailly-en-Bière, je suis dans les pas de Jean-François Millet et de son Angélus. Les champs sont toujours là. Depuis la D 64, légèrement en hauteur, je photographie un champ où des maraîchers ramassent leur récolte. Je vise vers l’est, dommage, je n’ai pas le clocher de l’église à l’arrière-plan.
Au même endroit, j’immortalise une pyramide de cagettes photogénique.
 
 

Ambroise Tézenas - 12

077. Rue de la Plaine, hameau de Grivery, 2 juin 2022
 
À l’écart du village, de l’autre côté de la D 35, au milieu des champs, je me dirige vers un îlot de maisons, le hameau de Grivery, où une ferme est toujours en activité. J’entre dans la cour pour discuter avec deux hommes qui s’affairent autour d’un tracteur. S’ils me confirment que les champs alentour sont tous exploités par la ferme, ils n’ont pas envie de discuter. Ils ne sont pas les propriétaires, juste des employés. Je n’ai pas le droit d’être là. Dommage, j’ai ma chambre sur l’épaule, j’aurai bien fait le portrait d’un des deux. Plus tard, je le verrai partir en tracteur et tenterai de le retrouver, sans succès. Derrière la ferme, d’autres bâtiments d’habitation et le collège de Grivery. Je fais une photographie de la rue de la Plaine. J’en fais une seconde uniquement de la fenêtre qui raconte tellement d’histoires. C’est bête, mais ici je me dis que si Paul Strand avait été là, il l’aurait photographiée. Avant de partir, un homme me demande si j’ai une autorisation, mais il s’adoucit à la vue de mon appareil.